Il y a quelques années, la Cour d’appel du Québec (ci-après la « Cour d’appel ») rendait un jugement fort intéressant impliquant la succession du fondateur de Québécor inc. (ci-après « Québecor »)[1] .
Les faits peuvent se résumer sommairement comme suit :
Aux termes d’un protocole d’entente approuvé par la Cour supérieure du Québec en 2000, les héritiers de feu Pierre Péladeau mettaient fin aux différends les opposant. Ainsi, notamment, Placements Péladeau inc. (ci-après « PPI ») devait racheter les actions que détenait Anne- Marie Péladeau dans son capital-actions.
Le protocole mentionne expressément qu’à compter de l’année 2001, aucun paiement ne sera effectué pour une année donnée si les dividendes versés à PPI par Québécor au cours de cette année sont inférieurs à quatre millions deux cent mille dollars (4 200 000 $).
Et son article 8 se lit comme suit :
« 8. Tout événement non prévu aux présentes qui pourrait porter atteinte, directement ou indirectement, à l’objet et aux considérations de la présente convention obligera les parties à renégocier de bonne foi les termes d’une nouvelle entente afin de maintenir les parties dans les mêmes droits et obligations que ceux ici consentis en autant qu’aucun préjudice y compris un déboursé (exclusion faite des honoraires professionnels reliés à la négociation susdite) qu’elles n’auraient pas autrement à faire en vertu des présentes, n’en résulte pour l’une ou l’autre des parties. » De 2004 à 2011, Québecor versa à PPI des dividendes annuels inférieurs à quatre millions deux cent mille dollars (4 200 000 $), et ce, malgré une profitabilité supérieure à la période comprise entre 1995 et 2000.
En mars 2011, Anne-Marie Péladeau invita formellement PPI et les mis en cause à renégocier aux termes de l’article 8 du protocole. Cette démarche fut sans succès. En septembre 2011, elle introduisit un recours en jugement déclaratoire afin de les y forcer.
La question en litige
La question en litige peut se résumer comme suit :
Le fait que Québecor ne verse pas de dividendes annuels supérieurs à quatre millions deux cent mille dollars (4 200 000 $) à PPI pendant plusieurs années constitue-t-il un événement non prévu au protocole de nature à porter atteinte, directement ou indirectement, à l’objet et aux considérations de ce dernier ?
Le jugement de première instance
La demande de Mme Péladeau fut rejetée.
Le jugement de la Cour d’appel
La Cour d’appel infirme le jugement de première instance et donne raison à Mme Péladeau en ces termes :
« [37] Les circonstances qui ont entouré la conclusion du protocole ne peuvent être ignorées, de sorte qu’une approche contextuelle s’impose en l’espèce : non seulement ces circonstances constituent-elles un guide utile dans la recherche de l’intention des parties, mais elles permettent de plus d’en déduire l’interprétation la plus conforme. » « [38] Comme l’écrit la Cour dans Rouge Resto-bar inc. c. Zoom Média inc. : L’essentiel de l’exercice d’interprétation des contrats ne consiste pas tant à scruter les mots du texte, mais à saisir une réalité, celle de « l’intention commune des parties ». Bien sûr le texte est le premier et le plus important outil d’interprétation des contrats, mais, à mon avis, il ne faut jamais se coller au texte et faire abstraction du contexte. [...] « [39] Ainsi analysés, les faits du dossier n’autorisent qu’une seule conclusion raisonnable qu’il y a lieu de privilégier : personne n’a envisagé, lors de la signature ou de la ratification du protocole, l’absence récurrente de dividendes suffisants (au-delà d’une somme annuelle de 4 200 000 $), de sorte que 13 années plus tard l’appelante n’a toujours rien perçu de son dû ou presque, malgré l’amélioration significative de la situation économique et des résultats financiers de Québecor en cours de route. » [...] « [49] Comment penser que l’appelante, le tuteur, le conseil de tutelle ou la juge autorisateur aient pu prévoir, imaginer, envisager, entrevoir, voir en esprit, pronostiquer ou connaître et annoncer comme devant être ou susceptible de se produire une situation aux termes de laquelle, 13 années plus tard, l’appelante n’aurait presque rien reçu? Comment imaginer qu’un protocole susceptible de donner un tel résultat, qu’un protocole intégrant un tel « événement prévu », ait eu la moindre chance d’être accepté, avalisé et autorisé? [50] Poser les questions, c’est y répondre. [51] Jamais n’a-t-on pensé que plus de 90 % de ces 55 millions de dollars (du prix de vente de biens appartenant à l’appelante) ne serait toujours pas versé 13 ans plus tard. Voilà, certes, un « événement non prévu aux présentes », qui porte manifestement atteinte à l’objet et aux considérations du protocole alors que ce dernier est et doit être inéluctablement structuré de manière à sauvegarder les meilleurs intérêts de l’appelante et de sa fille. [52] Selon l’intimée et les mis en cause Péladeau, subséquemment à août 2000, Québecor a changé de philosophie en matière de versement de dividendes. Puisqu’un tel changement n’était pas imprévisible, à leur avis, l’appelante ne peut prendre appui sur la clause 8 du protocole pour les forcer à renégocier. [53] Je ne partage pas ce point de vue. [54] Ce qui déclenche l’obligation de renégocier de l’article 8 du protocole, c’est la survenance d’un événement non prévu à ce protocole et non pas « une situation imprévisible » ou « un fait imprévisible » comme le plaident l’intimée et les mis en cause ou comme l’énonce la juge de première instance aux paragraphes 1 et 15 de son jugement. [55] Lorsqu’elle assimile l’expression « non prévu aux présentes » à « imprévisible », la juge commet une erreur manifeste et déterminante, car ces deux expressions se distinguent nettement l’une de l’autre et ne sont pas des synonymes. » [...] « [62] Ainsi, tenant compte de l’ensemble de la preuve au dossier, je ne m’explique pas le résultat auquel la juge aboutit. » « [64] Avoir envisagé une situation d’exception pour une année donnée ne permet pas d’affirmer, comme le fait la juge au paragraphe 52 de son jugement, que le non-paiement systématique pendant plus de 13 années a été « un événement prévu » au protocole malgré la situation financière de Québecor améliorée au fil des années. [65] Il me paraît manifeste que les parties ont tenu le rachat des actions pour certain au moment de conclure le protocole, selon l’attente légitime voulant que ce rachat serait complété dans un délai maximum vraisemblable de 13 ans selon les hypothèses et considérations de l’expert commun (Wise Blackman). » [.] « [67] Quant au paragraphe 54 du jugement dont appel, j’estime devoir le préciser. Si le témoignage de l’un des membres du conseil d’administration de Québecor, lequel siège également au comité de vérification, et une admission de l’appelante justifient une affirmation d’absence d’intervention directe des mis en cause Pierre-Karl et Éric Péladeau dans le processus de déclaration de dividendes de Québecor, il ne faut tout de même pas ignorer que ceux et celles qui interviennent directement à cet égard (membres du comité de vérification et du conseil d’administration) le font en s’assurant « de répondre aux attentes des actionnaires » et de « satisfaire le mieux possible l’attente des actionnaires », notamment de tout actionnaire de contrôle pour qui l’accroissement de l’avoir des actionnaires est susceptible de présenter plus d’intérêt qu’un retour immédiat sur l’investissement par le versement de dividendes. » Commentaires
Nous retenons de cette décision les trois (3) éléments suivants :
Premièrement, la Cour d’appel réitère que l’essence de l’exercice d’interprétation d’un contrat réside dans la recherche de l’intention commune des parties et qu’à cet effet, l’analyse du contexte de sa conclusion revêt une importance capitale.
Deuxièmement, elle détermine que les expressions « non prévues aux présentes » et « imprévisibles » ne sont pas des synonymes, mais vise des situations distinctes l’une de l’autre.
Finalement, bien qu’aucune preuve d’intervention des mis en cause Pierre-Karl et Érik Péladeau à l’égard de l’absence par Québécor de versement de dividendes annuels supérieurs à quatre millions deux cent mille dollars (4 200 000 $), la Cour d’appel a souligné le fait qu’elle ne pouvait pas ignorer que les administrateurs agissent en s’assurant de satisfaire le mieux possible les actionnaires de contrôle pour qui, l’accroissement de la valeur à long terme de leur investissement peut être plus intéressant qu’un rendement à court terme, par voie de versement de dividendes.
[1] Anne-Marie Péladeau c. Les Placements Péladeau inc. et Érik Péladeau, Pierre-Karl Péladeau, Succession de feu Pierre Péladeau, 2327-7163 Québec inc. et Trust Étera, 2015 QCCA 1724.